Darkness in El Dorado Controversy - Archived Document


Internet Source: Le Monde, Societe, October 2, 2000
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Les Indiens Yanomamis ont-ils ete victimes d'experiences eugeniques?

Un geneticien et des anthropologues ont-ils sciemment aggrave une epidemie de rougeole, en 1968, chez ce peuple d'Amerique du Sud, pour etayer leurs theses? L'enquete d'un journaliste americain l'affirme, suscitant un vif debat sur Internet

BIRNBAUM JEAN

ANTHROPOLOGIE Dans un livre a paraitre aux Etats-Unis, un journaliste met gravement en cause le travail d'anthropologues americains et francais aupres des Yanomamis, un peuple d'Indiens vivant aux confins du Bresil et du Venezuela. PRINCIPAL scientifique accuse, Napoleon Chagnon aurait, selon le livre, deliberement aggrave une epidemie de rougeole, en 1968, afin de verifier ses theories eugeniques. PLUSIEURS intellectuels americains ont pris la defense de M. Chagnon, denoncant une chasse aux sorcieres. BRUCE ALBERT, vice-president de l'ONG Survival International, se dit choque par la gravite des accusations portees et demande qu'elles fassent l'objet d' investigations serieuses. LA SOCIOBIOLOGIE affirme que les comportements sociaux ont un fondement biologique; en vogue aux Etats-Unis, elle fait figure de repoussoir en France.

PARMI les anthropologues du monde entier, la rumeur s'est repandue a la vitesse des courriers electroniques: les Editions Norton de New York vont publier, le 16 novembre, un livre explosif intitule Darkness in Eldorado (Tenebres dans l'Eldorado). Dans cet ouvrage, un journaliste americain, Patrick Tierney, porte de graves accusations contre certains anthropologues americains et francais ayant travaille parmi les Indiens yanomamis, aux confins du Bresil et du Venezuela.

Dans les annees 60, le docteur James V. Neel, un geneticien americain deja connu pour ses etudes sur les effets de la bombe atomique a Hiroshima et a Nagasaki, aurait ensuite effectue d'autres travaux en Amerique du Sud, plus precisement parmi les Yanomamis du Venezuela.

La, selon le livre a paraitre, le docteur Neel aurait procede a des experimentations medicales afin de verifier ses theories eugeniques: il aurait alors sciemment, sinon provoque, du moins aggrave l'epidemie de rougeole qui a touche la region en 1968, faisant des centaines, peut-etre des milliers de morts, selon les estimations avancees dans le livre de Patrick Tierney.

UN DRAME COLLECTIF

Si James Neel est decede en fevrier, certains membres de son equipe sont encore vivants et continuent a enseigner. Parmi eux, Napoleon Chagnon, un specialiste de sociobiologie, qui est l'un des anthropologues les plus lus aux Etats-Unis, et qui aurait participe a la campagne de vaccination supposee responsable de l'epidemie. Le vaccin utilise (l'Edmonston B) aurait ete administre aux Indiens malgre toutes les contre- indications des experts medicaux, lesquels auraient connu son caractere tres nocif pour des communautes humaines assez isolees, et donc aux defenses immunitaires tres faibles.

Mais c'est precisement cet isolement relatif qui aurait rendu les Yanomamis particulierement interessants aux yeux de James Neel et de Napoleon Chagnon. En effet, ce type de population primitive aurait ete percu par eux comme ideal pour tester leurs hypotheses sur la genetique du leadership et des males dominants, Chagnon ayant fait de la violence la principale caracteristique des Yanomamis, dans son livre The Fierce People (Le Peuple feroce): l'agressivite sexuelle des Yanomamis serait determinee par la necessite de disseminer au maximum leur patrimoine genetique, et l'epidemie aurait vise a tester la resistance de ces males dominants face a une crise majeure.

C'est en tout cas l'hypothese avancee par deux anthropologues americains, Terence Turner et Leslie Sponsel, qui soutiennent Patrick Tierney. Pour eux, les conceptions eugeniques de Chagnon ne font aucun doute.

Dans son ouvrage, le journaliste americain raconte en detail le drame collectif vecu par les Yanomamis et enfonce le clou a propos du role joue selon lui par Chagnon : Il s'est trouve que Chagnon a vecu deux des coincidences les plus malheureuses de l'histoire yanomamie. Selon son propre recit, les guerres qui rendirent celebres les Yanomamis commencerent le jour ou il arriva sur le terrain, le 14 novembre 1964. Toujours selon son recit, la pire epidemie qu'ils aient connue commenca le jour ou il revint, apres une absence de deux ans, le 22 janvier 1968. A cette derniere date, il apporta en territoire yanomami des vaccins a virus vivant contre la rougeole.(...) Cette seconde coincidence (...) est frappante.

Aux quatre coins du monde, ces accusations ont suscite une vive emotion dans la communaute scientifique. L'Association americaine d'anthropologie a immediatement reagi en rappelant les principes ethiques qui la fondent, annoncant qu'elle entendait tirer l'affaire au clair lors de sa prochaine assemblee annuelle de San Francisco, en novembre.

En France, des rumeurs inspirees du livre americain circulaient egalement depuis pres d'un mois, jetant le trouble parmi des chercheurs partages entre la perplexite et l'inquietude. Tous insistent sur la complexite de la situation en pays yanomami, lequel est au coeur d'un noeud d'interets divergents: autour de petits centres comme Mavaca, on trouve, parfois cote a cote, des missionnaires catholiques, des ONG, des ethnologues, mais aussi des chercheurs d'or. Ces derniers sont mis en cause par les associations de defense des peuples indigenes.

Selon l'une d'elles, Survival International, l'exploitation miniere empoisonne les rivieres, fait fuir le gibier et apporte de nouvelles maladies, fatales aux Yanomamis (lire ci-dessous).

Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui n'ont jamais accepte la presence des anthropologues dans la region, et qui ont tout essaye pour s'en debarrasser: La presse bresilienne s'est emparee de l'affaire.

Elle est coutumiere des campagnes contre les anthropologues, accuses de vouloir soustraire une partie du territoire a la souverainete nationale. Avant, on les traitait de communistes, aujourd'hui, on les traite de nazis!, explique Philippe Descola, anthropologue et professeur au College de France, qui parle de crise tres grave.

GUERRES INTESTINES

Pour compliquer encore les choses, le livre du journaliste americain avance egalement que l'anthropologue francais Jacques Lizot se serait entoure de jeunes boys parmi les Yanomamis. Chercheur au CNRS, autrefois proche de Pierre Clastres (auteur du fameux La Societe contre l'Etat, publie aux Editions de Minuit en 1974), Jacques Lizot a passe plus de vingt ans sur le terrain et s'apprete a publier un dictionnaire de la langue yanomamie.

Contacte par Le Monde, il parle d' infamie et crie a la manipulation: On m'accuse d'avoir transforme ma maison en bordel.

Ce type est manipule par les sectes evangelistes qui nous en veulent parce que nous defendons la specificite culturelle des Indiens, alors qu'eux veulent les convertir...

A propos de Chagnon et de ses supposees experiences medicales, Jacques Lizot precise encore: Il m'est moi-meme arrive de vacciner des Indiens.

On marchait dans la foret, pendant des heures, en transportant les vaccins dans la glace... Mais Chagnon allait trop loin. J'ai toujours combattu ses theses; il deraillait avec ses histoires de males qui s'emparaient des femmes par la violence. Lui, il y voyait la preuve de leur superiorite, alors qu'ils etaient seulement plus cocus que les autres, c'est tout!

Des propos qui illustrent la guerre intestine dechirant parfois le milieu anthropologique, dont Philippe Descola note qu'elle doit inciter a redoubler de prudence: Il est tres difficile de se prononcer sur cette affaire. Ce qui est certain, c'est que la situation en pays yanomami a toujours ete tres tendue. C'est un veritable nid de viperes.

Les antagonismes entre chercheurs sont connus de tous, au point que certains plaisantent parfois en disant que les anthropologues usent entre eux d'une violence au moins aussi grande que celle qu'on a voulu preter aux Yanomamis.