Internet Source: Email - Jacques Lizot (Le Mazelet, le 11 mars 2003)
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Chère Madame,
Cher Monsieur,
Je viens de lire le rapport de L'A.A.A. concernant le livre de Tierney. Pas un mot de vrai en ce qui me concerne, des mensonges calomniateurs, des informations de seconde ou troisième main, des fautes de raisonnement tellement grossières que n'importe quelle personne sensée les détecte immédiatement. Je nie en bloc toutes ces allégations. L'A.A.A. se prend pour un tribunal sans respecter aucun des droits que, dans une société démocratique, n'importe quel citoyen dispose habituellement: le droit de se défendre, le droit d'avoir un avocat. Je n'ai pas, comme Chagnon, toute une équipe à mon service; je suis, vous le savez bien, un solitaire. Je note simplement qu'aucune des personnes qui me connaît, qui m'a vu vivre chez les Indiens et qui a séjourné chez moi n'a été contactée. Je note également qu'aucun des témoignages en ma faveur n'a été cité ni vraisemblablement lu. Je n'ai même pas été consulté. Les droits élémentaires de la défense n'ont pas été respectés, on a laissé parler l'accusation, ce qui est normal; la défense n'a pas été assurée, ce qui ne l'est pas.
De la même façon qu'on ne pourra jamais prouver ce dont on m'accuse, je suis dans l'impossibilité de prouver que ce dont on m'accuse est faux. Sinon que dois-je faire? Dites-le, je vous prie. La présence de Monsieur Dawson et son témoignage, repris dans le rapport, est une preuve que tout est biaisé depuis le début. Ce pasteur des New Tribes Missions est le plus venimeux des missionnaires fondamentalistes, lesquels ne sont pas tous mauvais, loin de là, même si l'on ne partage pas leur opinion. Trouve-t-on normal qu'un missionnaire comme lui paie 30 kg de farine de manioc pour un baptême? Trouve-t-on normal que ses amis distribuent des fusils de chasse que les Indiens utilisent pour tuer des gens. Croyez-vous vraiment que les Yanomami ne sont pas des guerriers? A-t-on enquêté pour savoir qui était ce Dawson? C'est lui qui me persécute depuis plusieurs années, c'est lui qui fait courir ces bruits dégoûtants, c'est lui qui manipule les Indiens. Savez-vous encore comment peut se propager une rumeur, un bruit qui se répète et que personne ne vérifie, un bruit qui enfle lorsqu'on sait bien manipuler les gens? Je peux répondre sur chaque point de l'accusation. Ma maison était un centre d'où partirent de nombreuses expéditions et nombreuses sont les personnes qui m'ont vu travailler. Quant au reste je me contenterai de faire remarquer que: le témoignage de l'Indien de Sejal n'est pas sérieux, il est manipulé par Dawson; j'utilisais des jeunes parce qu'ils savaient manier un moteur, tirer au fusil, dicter un texte syllabe par syllabe, lentement, distinctement. C'étaient des fils de leaders, je les renvoyais en général pour les remplacer par des guides locaux. Je les formais pour qu'ils soient capables de m'aider efficacement; ils étaient disponibles parce que célibataires; on ne peut pas garder une personne mariée qui a des enfants et une femme à nourrir; c'est eux qui me cherchaient les personnes âgées que j'utilisais comme informateurs; je les perdais généralement lors du mariage, j'allais trop loin, trop longtemps; ils restaient des amis et des collaborateurs que j'utilisais d'une manière différente. Il est normal, chez les Yanomami, qu'on se mette à deux ou trois dans un même hamac, sans commettre de faute morale, nous n'y faisions même pas attention; avec des femmes et des hommes, de tous âges. La position amoureuse: c'est de se mettre côte à côte dans le même sens; la position de bavardage: c'est de se mettre tête-bêche. Un hamac ce n'est pas seulement un « lit », on y mange, on y travaille, on s'y réunit pour bavarder. Pouvez-vous comprendre cela?
Il y a tout même des points qui sont manifestement faux dans ce rapport et qui devraient vous alerter. Ces points, je les avance parce qu'il y a eu des témoins, tout le reste n'est qu'une dangereuse divagation de cerveaux malades. Cela concerne le film que j'ai fait avec Andy Jilling. J'insiste: il y a eu des témoins, il doit rester des rushes. D'abord des précisions sur les communautés impliquées: Karohi theri et Fukowë theri (connu aussi sous le nom de Maiyõ theri et de Kohoroshiwë theri, nom qu'elle avait pendant que le film était tourné). Karohi theri est un groupe acculturé, proche des missions, il est donc normal qu'il y ait des marmites, des haches, des couteaux, des machettes et, même, des fusils; contrairement à ce que prétend R. Hames, il fallait à l'époque presque un jour de bateau pour atteindre cette communauté (c'était la saison sèche). Je crois que lors du tournage il y avait un ou deux fusils, de vieilles armes dangereuses, souvent entortillées de fil de fer. Il n'y a pas eu de nombreux coups de fusil, mais un ou deux, je crois. Malgré le manque de cartouche il est courant que les Yanomami tirent en l'air lors de leurs fêtes. L'autre communauté est une communauté de l'intérieur, lointaine, il faut marcher trois jours pour y arriver. Les deux communautés ont des vêtements. Nous avions effectivement le choix entre les filmer comme ils étaient, vêtus de loques crasseuses ou de les filmer comme ils étaient avant. C'est la seconde solution qui a été choisie d'un commun accord pour une raison évidente d'esthétique. Si nous avions choisi la première il aurait fallu faire un autre film. Il n'y a pas eu quatre décès pendant notre présence, mais deux, ceux de la mère et de l'enfant; la mort de l'enfant a été la conséquence de celle de la mère. La mère était très malade et il est tout à fait irresponsable de prétendre qu'elle aurait pu s'en tirer avec de l'aspirine. Nous étions présents lors de l'accouchement, je me souviens parfaitement de cette scène horrible. Nous étions là, avec les Indiens. La mère était allongée dans un hamac (en coton, je crois). L'enfant a été brusquement expulsé, il est tombé par terre, je l'ai fait ramasser, je lui ai coupé le cordon, je l'ai fait laver. On voulait le tuer (c'était un garçon), j'ai convaincu les Indiens de ne pas le faire et je lui ai cherché une mère adoptive; c'est ma « s¦ur » Ker., maintenant décédée, qui s'en est chargée, elle avait du lait. J'ai aussi demandé du lait en poudre aux missions. Les médecins avaient été alertés; ils n'ont rien pu faire et l'évolution de la maladie de la mère était très rapide, elle est morte peu après l'accouchement; aucun diagnostique ne nous a été communiqué. L'enfant allait bien au début, puis il a cessé de téter et il est mort aussi trois ou quatre jours après (je me répète: il est tombé par terre en naissant, sa mère était mourante). Nous avons fait ce que nous avons pu, nous n'avions pas de radio, mais nous avons envoyé des messagers aux missions, les médecins qui étaient dans la région sont venus, ils ont même été filmés. Ce que j'ai interdit, c'est de filmer l'accouchement, trop vilain. Si nous avons pu filmer la crémation du cadavre c'est qu'on nous a autorisé, je connaissais personnellement les Indiens des deux groupes, nous avions des relations de confiance, nous avons demandé la permission. Les Yanomami ont plutôt été mal payés, nous aussi. L'équipe, pour bien travailler et prendre son temps, est restée trois mois sur place avec un budget d'un mois. Ce film n'est pas scandaleux, c'est un film ethnographique, avec ses qualités et ses défauts; j'ai dit que je n'aimais pas le commentaire.
Nous entrons dans un système totalitaire et le métier d'ethnologue va devenir impossible: pas de guerre, pas de violence, pas de sexe, pas d'hallucinogènes, pas de etc..., chez les peuples que nous étudions. Des sociétés idéales, comme les imaginent nos moralistes contemporains. Comme le fait à sa manière Fergusson, on est en train de réécrire l'ethnographie qui baigne dans une idéologie révoltante. Ce que je demande, c'est une vraie justice. On pourrait aussi mentionner ce que j'ai fait pour les Yanomami: pour qu'ils reçoivent une bonne éducation, pour qu'ils puissent disposer d'un système sanitaire plus efficace, pour qu'ils n'apparaissent pas dans la littérature comme des brutes sanguinaires; j'ai aussi sauvé, comme on dit maintenant, « de nombreuses vies humaines ». On ne détruit pas un homme, comme vous êtes en train de le faire, sans de sérieuses raisons. Le problème n'est pas moral, il est politique.
Je reste à votre disposition, Madame, Monsieur, et je vous prie de croire en mes sentiments respectueux.
Jacques Lizot
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